Le Soulier de satin

30/12/2024
Jean Louis Fernandez
Jean Louis Fernandez

Le 27 novembre 1943, le rideau de la Salle Richelieu se lève à 18 heures sur le décor du Soulier de satin de Paul Claudel, œuvre-monde réputée injouable dont l'écriture s'étend de 1918 à 1924. La pièce, composée de quatre journées et dont la durée totale excède huit heures de représentation, est créée par Jean-Louis Barrault dans une version abrégée, à une époque où le pari semblait impossible. Pourtant, l'entreprise réussit au-delà de toutes les espérances, grâce à l'amitié et à l'admiration réciproque de l'auteur et du metteur en scène.

Un projet initié sous l'Occupation

Jean-Louis Barrault rend visite à Paul Claudel retiré dans son château à Brangues en Isère, alors situé en zone libre, en janvier puis en juin 1942. Il revient avec une autorisation de jouer de la main de l'auteur : celle-ci est saisie et déchirée par l'occupant au cours de son voyage, mais Barrault parvient à la récupérer et à en recoller les morceaux – ce document est aujourd'hui conservé à la bibliothèque-musée de la Comédie-Française. En l'absence de Claudel, Barrault se livre à une lecture-marathon de la pièce devant le Comité de lecture de la Comédie-Française. Sans concession, il propose des coupes drastiques qu'il justifie sur un plan esthétique ; en réalité, la vie culturelle est soumise à un couvre-feu et il devance avec succès la censure alors même que Claudel est dépeint comme un gaulliste et un ennemi acharné de l'Allemagne de l'époque.

Une production d'envergure

Malgré la réduction du texte, l'ouvrage reste monumental et les frais de production s'annoncent colossaux : l'achat des matières premières, l'électricité nécessaire à la représentation, le paiement des heures supplémentaires des techniciens, les nombreux feux des comédiennes et comédiens, la rémunération de la figuration, de l'orchestre, les décors et costumes du peintre Lucien Coutaud, la musique de Honegger... Aussi prend-il avec la Troupe la décision de renchérir le prix des places de 70 à 100 francs.
La première représentation, donnée le 27 novembre 1943 avec deux mois de retard, fait salle comble. La réception critique est à l'image de la polarisation politique, pas toujours élogieuse, mais le succès public est immense. Les spectateurs et spectatrices ne sont pas découragés par les sirènes d'alertes qui interrompent régulièrement la pièce, ni par des coupures d'électricité très fréquentes, que les Allemands prendront comme prétexte pour faire espacer les représentations en juin 1944.

Et après ?

La mise en scène de Barrault n'est reprise qu'une seule fois en 1949. Le Soulier de satin a depuis fait l'objet d'un enregistrement radiophonique, en 1996, et a été le sujet d'une « Journée particulière » autour de sa création dirigée par Didier Sandre au Théâtre du Vieux-Colombier.
Il faut attendre 1987 pour que la pièce soit jouée dans son intégralité, hors Comédie-Française, dans la Cour d'honneur du Palais des papes durant le Festival d'Avignon, dans une mise en scène d'Antoine Vitez de plus de dix heures, devenue historique. En 2021 durant le confinement, Éric Ruf décide de monter cette œuvre monumentale lors de quatre séances filmées, dans le cadre des Théâtres à la table. Les quatre journées sont tour à tour dirigées par lui-même, Gilles David — qui avait joué dans la mise en scène d'Antoine Vitez —, Thierry Hancisse et Christian Gonon, tandis qu'acteurs et actrices s'échangent les rôles de journée en journée, selon la tradition de l'alternance Salle Richelieu. Après cette forme de production originale – chaque journée montée en cinq jours avec uniquement quelques tables, des maquettes de bateaux, des cols espagnols et des plumes d'anges –, Éric Ruf revient cette saison à cette pièce monumentale qu'il met à l'épreuve du plateau de la Salle Richelieu, afin de continuer à révéler, selon l'expression de Roland Barthes, sa « galaxie de signifiants ».

Agathe Sanjuan

Il est des titres dont la seule évocation suffit à plonger dans un état mêlé de fascination, d'excitation et d'appréhension.

Œuvre monumentale de la littérature, du théâtre et pour le public, écrite de 1918 à 1923, Le Soulier de satin n'est créé qu'en 1943, à la Comédie-Française, par Jean-Louis Barrault qui déploie alors tous les efforts et affronte tous les risques pour obtenir l'autorisation de Claudel et la faire jouer en pleine occupation allemande.
Ce « drame d'amour » en forme de traversée de vingt ans, construite en quatre journées, narre l'histoire de Rodrigue et Doña Prouhèze, épouse du gouverneur Don Pélage, à l'époque des conquistadors et des navigations sur des mers plus ou moins connues. « Nous nous sommes attaqués à cette épopée avec humilité et gourmandise, dit Éric Ruf, approchant le secret du poète caché au sein de ces quatre Journées, ou comment Claudel inscrit-il ses amours illicites dans une liturgie aussi savante que personnelle. » La langue de l'auteur avec laquelle le metteur en scène chemine depuis toujours – sa musicalité et son faste – lui semble avant tout extrêmement concrète. Elle se déploie dans une scénographie s'appuyant sur le rapport historique entre la machinerie de théâtre et la marine à voile, faisant la part belle à ces mots du préambule au Soulier : « Il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l'enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie. L'ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l'imagination. ». Au cœur de cette adaptation d'environ 7 heures et dans le souvenir de Peer Gynt qu'Éric Ruf avait monté en 2012, la joie sera le guide pour cette immense pièce de troupe.

Breakfast at Tifany's
Tous droits réservés 2023
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer